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Chronique d’une faillite annoncée | Épisode 1 : dans le vestibule des causes perdues

Anthony Gratacos, patron d'une boîte durement touchée par la gestion de la crise sanitaire, nous raconte comment la politique gouvernementale va mener à un véritable "massacre économique".
Chronique d’une faillite annoncée | Épisode 1 : dans le vestibule des causes perdues

Il y a un an tout juste, nos locaux se sont vidés. En une dizaine de jours. Les salariés sont restés chez eux. Les téléphones ne sonnaient plus. Les commandes se sont subitement taries. Le travail, qui ne s’arrêtait ni la nuit, ni pendant les congés ou les jours fériés, s’est arrêté. Il y a un an, tout s’est figé en quelques jours dans le silence et l’effroi. Pour la première fois, j’ai fermé le rideau métallique du bureau d’accueil et j’ai allumé l’alarme. Par optimisme naturel j’ai voulu croire à ce moment que c’était une situation transitoire. L’histoire de quelques semaines. Quelques mois au plus. J’ai vite déchanté. Il n’en est rien. Malgré une légère activité, de moins de 10 % par rapport à 2019, nous y sommes toujours. Le transport aérien est lourdement impacté. Il le sera pour longtemps.

Les pays riches se vaccinent à petits pas et finiront par en sortir. Notre marché est mondial. Pour qu’il reparte à la normale il faudrait que le monde en sorte. Ce n’est pas prêt d’arriver. Le marché ne repartira vraisemblablement jamais tout à fait comme avant. Est-ce un mal ? Un bien ? Les avis sont partagés. Certains s’en réjouissent. Moi même je ne sais plus. En attendant, nous voilà toujours sous le régime du chômage partiel. 70 % de nos effectifs ont quitté l’entreprise. Le Prêt Garantie par l’État est consommé. Nous sommes totalement dépendants des aides mises en place par le Gouvernement. Le moindre retard dans le traitement du fonds de solidarité ou des demandes de reports de charges, le moindre refus, entraîne en cascade des difficultés de plus en plus insurmontables. Alors, quand est arrivée la lettre du Tribunal de commerce pour me convoquer dans le cadre d’une « enquête pour la prévention des entreprises en difficulté sur réquisition du procureur de la République », passé la surprise et l’émoi, j’ai ressenti une forme de soulagement. Je l’admets.

Too big to fail. Too small to cope.

Pourquoi se battre quand l’évidence est contre nous ? Comment ? La crise est une chose. La réalité économique en est une autre. La fiction que nous vivons actuellement prendra fin à un moment ou à un autre. Le Gouvernement a choisi de protéger la rente. Les PGE ont été délivrés pour que les loyers, les mensualités de crédit, de crédit-bail, d’assurances… continuent d’être honorés. Pas questions que les piliers de notre économie que sont les banques, les assurances et les propriétaires bailleurs, soient mis en danger. Pas question de partager les pertes dans ce moment aussi inédit que dévastateur de notre histoire économique. Les entreprises en difficulté s’endettent, lourdement, pour assurer la survie de la rente. C’est un choix que je ne partage pas mais qui a le mérite d’être clair. À peine ont-ils concédé le retrait de trois loyers en 2020 contre réduction fiscale aux bailleurs volontaires. Une blague…

Car tout ce qui est suspendu (les loyers, les reports de crédits, les cotisations sociales, les impôts…) et la plupart des aides versées (PGE, fonds régionaux, prêt participatif…) resteront dus. À un moment, que je situerais volontiers vers le mois de juin 2022, le robinet s’arrêtera, les reports de charges deviendront exigibles et le « quoi qu’il en coûte » sera un lointain souvenir. Il en coûtera. Cher. Très cher. Les créanciers commenceront à secouer le cocotier pour voir ce qui tombe. Nous allons alors nous retrouver face à un nombre considérable d’entreprises confrontées à des montagnes de dettes dont aucun plan d’apurement, aucun redressement judiciaire, ne pourra venir à bout dans le cadre actuel de la réglementation. Quand les créances dépassent les actifs d’une entreprise, voire quand elles représentent plus d’une année de chiffre d’affaires (ce qui commence à être le cas pour nombre de restaurateurs ou d’hôteliers par exemple), sauf à être SFR ou Bouygues, c’est la mort économique assurée. Too big to fail. Too small to cope.

Les capacités de remboursement des entreprises étant réduites à néant, les créanciers tomberont sur elles comme la vérole sur le bas clergé, se jetteront sur les actifs, se partageront les restes en égorgeant au passage des entrepreneurs qui n’y peuvent rien. Cette foire d’empoigne à la barre des Tribunaux de commerces profitera aux grands opérateurs. Une concentration économique plus grande encore, pour des poignées de lentilles… Bien malin celui qui, à ce jour, pourrait dire à qui sera imputée la responsabilité juridique de ce massacre économique. Les ordonnances ne disent rien sur ce qui adviendra de ces « faillites Covid ». Non seulement les gérants perdront leurs boites mais ils se retrouveront, en plus, avec des dettes à régler in personam. Dans les conditions et le déroulement de la crise sanitaire, les règles normales, communément admises, de la faillite, de la cessation de paiement, sont totalement dépassées. Quand un marché s’effondre d’un jour à l’autre, que l’État met sous perfusion des centaines de milliers d’entreprises sur les 2,7 millions que compte le pays, à quelle moment devons-nous considérer qu’il y a difficulté ? À quel moment la responsabilité du chef d’entreprise est engagée ? Vaste sujet… Alors, face à la marée qui monte, je n’ai pas résisté…

Le début du chemin de croix

La salle d’audience du Tribunal de Commerce est bondée en ce lundi matin. Les gens se pressent jusque sur le parking. Nous sommes plus d’une cinquantaine. Je suis arrivé bien en avance. Il y avait encore de la place. Je suis assis sur un des rares bancs. Privilège que beaucoup n’auront pas. Nous sommes tous convoqués à 9h30. Vu le nombre de présents, je présume que cela va être long. La première partie du spectacle se déroule en salle d’audience et en public. La greffière appelle une première série d’entreprises dont les enquêtes de situation sont confiées alternativement à l’un des deux mandataires judiciaires présents. Une petite série de dossiers est écartée pour cause de désistement du ministère public. Une heure s’est écoulée. Les juges se retirent pour siéger « en chambre ». Par une porte dérobée à droite de la tribune de la salle d’audience, la greffière appelle les dossiers. Une autre porte, à gauche de la tribune, permet aux chefs d’entreprises et aux avocats d’accéder à « la chambre ». L’ordre de passage me semble bien mystérieux. Ni par ordre alphabétique, ni par type d’entreprise, encore moins par taille ou par ancienneté du dossier. Impossible d’évaluer le moment où il faudra y passer. La greffière repousse systématiquement les solliciteurs. Avocats, chefs d’entreprises. Aucune raison ne semble bousculer cet ordre de présentation incompréhensible. Cette première partie « en chambre » se tient sans les mandataires qui restent en salle d’audience. Un petit groupe d’avocats s’est formé autour de l’un deux. Ils discutent bruyamment de plusieurs dossiers. Le mandataire, bouton de manchette en or, chaussures italiennes vernies et costume coûteux mais de mauvais goût, parade et distribue les mots qu’il pense bons et subtils. 50 paires d’yeux désapprouvent. Ça ne semble pas l’embarrasser. « Avec quoi croyez-vous qu’ils versent les aides ? Avec nos impôts ! ». L’indécence est au comble. La greffière sauve le petit coq présomptueux. Les mandataires entrent « en chambre ». Il est 11h30. Soudain un silence ahurissant s’installe. Des dizaines d’hommes et de femmes dans la même pièce méditent leurs situation en regardant obstinément le bout de leurs chaussures. Pour beaucoup d’entre nous ce n’est pas la fin, c’est le début du chemin de croix qui y mènera. Le calvaire sera long. Seul le bruit régulier et agaçant de la trotteuse de l’horloge murale vient perturber ce recueillement. Je m’aperçois vite que j’ai oublié mes cigarettes dans la voiture, garée dans le parking de la cité administrative. Trop loin pour prendre le risque de louper l’appel. Me voilà en quête d’une cigarette. Je ne peux pas briser le silence. Je n’ose pas. Une jeune femme sort devant le bâtiment. Je fais de même. En une phrase me voilà une cigarette aux lèvres. Nous n’échangeons pas un mot de plus. Le fond de l’air est électrique. Le silence est donc de rigueur.

Au préalable j’ai appelé la banque. Pour m’assurer qu’elle ne serait pas informée par un juge ou un mandataire et prévenir les réactions épidermiques. Sans attendre la conseillère du service grand risque me répond « vous n’êtes pas le premier aujourd’hui… ». Il était 9h… Je vois bien que depuis plusieurs semaines, débordée, elle est saisie d’une grande lassitude. Nous partageons tous deux au moins cela.

Les derniers pas du condamné

À 14h, j’entends mon nom. Je me dirige machinalement à pas lent et seul vers la porte que mes camarades de galère ont emprunté. Je me retrouve dans un couloir où se présentent plusieurs portes. Sur l’une d’entre elle « Chambre des délibérés ». Je pousse la porte, hésitant. Je trouve là trois juges, la procureur, la greffière et les deux mandataires. La salle est baignée de lumière par de grandes fenêtres. Elle n’est pas bien grande. Le Président m’invite à m’asseoir face à lui. Je dis bonjour poliment. Pas de réponse. Entre nous, une table circulaire en vrai bois de plastique. Pas de meuble ni de décoration. Les murs sont clairs et nus. L’audience est du même tonneau : claire et nue. En moins d’une heure la situation de l’entreprise est décortiquée. La descente aux enfers est décrite avec la précision d’un métronome. Les dates s’enchaînent, les chiffres valsent. PGE ici. Plan de règlement avec les impôts là. Je n’interviens pas. Le mandataire se charge de présenter les éléments et de répondre à la Procureur. Le Président finit par me demander notre secteur d’activité. Transports sur la plateforme de Roissy. Il soupire. Les perspectives sont mauvaises. En effet… Après avoir écouté l’avis du mandataire et celui de la Procureur, le Président propose une mise en redressement judiciaire sans administrateur. Le numéro est rodé. Économie de mots et de gestes. Avec les masques le regard se perd dans cet espace qui ne bouge pas. Je ne serais pas là, ce serait pareil. Ils me demandent tout de même mon avis pour la première fois depuis que je suis entré. Je n’aurais pas le manque de savoir vivre de contester. Je valide d’un hochement de tête. La chose est donc entendue. Le mandataire me tend un document. Je dois me rendre immédiatement à son étude pour que sa collaboratrice m’explique la suite des opérations. Ce n’est donc pas fini. Je me lève, ajuste manteau et chapeau. Je quitte la pièce sans un bruit et sans mot dire. Personne ne semble s’en offusquer…

Il suffit de remonter la rue Salvador Allende en sortant du Tribunal de commerce pour trouver l’étude. C’est une sorte de circuit court de la justice consulaire. Une collaboratrice du mandataire m’attend déjà. Après avoir fait le tour des questions légales, m’avoir expliqué les conséquences bancaires de cette mise en redressement (blocage des comptes et des moyens de paiement avant ouverture d’un compte spécifique), elle m’indique les obligations que je dois remplir dans les semaines à venir. Ne plus payer de factures ou de créances antérieures au 22 mars. Tout est gelé. Créances, crédits. Pour 6 mois, renouvelable 6 mois. Déclarer l’intégralité des créances sous 8 jours. Organiser une élection d’un représentant du personnel avant la prochaine audience le 3 mai, où il pourra m’accompagner. Après une heure d’échange nous nous séparons. Chacun était aimable et bien élevé. Sans cette attente interminable ç’aurait été presque une journée agréable entre personnes de bonne compagnie. Pas un mot plus haut que l’autre. C’est chose faite, donc. Moins douloureusement que je ne l’avais envisagé. C’est évidemment humiliant. Mais le pire n’est jamais sûr. Le régime de redressement judiciaire auquel je suis astreint est le plus léger. Aucun administrateur n’est nommé. Je garde donc le contrôle de l’entreprise, des comptes, la signature, le droit de gérer comme je l’entends. Outre la liberté que cela nous laisse, c’est également un quitus pour la gestion accomplie jusque-là. En pareil cas, le mandataire est chargé de défendre les créanciers et de trouver des compromis avec le chef d’entreprise. Il va donc falloir s’y mettre. Faire des listes, des colonnes et des sommes de nombre. Définir des objectifs. Fixer des dates. S’y tenir autant que possible. Ça ne règle rien, au fond, les clients ne sont plus là. Ça ralentit le processus. La fin sera longue à venir. Très longue. Rien n’est jamais aussi facile qu’il n’y paraît. Surtout avec une telle entropie du système.

Comme l’énonce un corollaire de la loi de Murphy que je m’amuse souvent à citer : à la fin, tout tourne mal. Si ça semble s’arranger, c’est que ce n’est pas encore la fin.

Promis demain, j’arrête d’être pessimiste.