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Pour mieux comprendre le Bitcoin : 3 questions à Jacques Favier

Normalien et agrégé d’histoire, Jacques Favier a fait sa carrière principalement dans l’investissement avant de découvrir Bitcoin. Co-fondateur de l’Association francophone « Le cercle du Coin » qui vise à produire et échanger des idées sur les crypto-monnaies et les blockchains dans un cadre convivial, il est l’animateur du site internet « La voie du Bitcoin» et l’auteur de plusieurs ouvrages co-écrits sur le sujet : La Monnaie Acéphale (CNRS, 2017), De l’or des fous à l’or numérique (Dunod, 2018) et Bitcoin et les protocoles à blockchain : comprendre l’avènement de la seconde ère numérique (Mardaga, 2019). Co-fondateur du cabinet « Catenae », spécialisé en intelligence stratégique des protocoles à blockchain, il nous explique en 3 questions comment mieux saisir les enjeux qui entourent les cryptomonnaies.
Pour mieux comprendre le Bitcoin : 3 questions à Jacques Favier

Comment un normalien agrégé d’histoire s’est-il intéressé à Bitcoin* ?

Avec curiosité et humilité. J’ai eu la chance de le rencontrer à un moment où il baissait, en 2014, et donc de l’étudier hors de toute agitation spéculative. La première chose que j’en ai perçue, c’est ce que j’appelle « un air de liberté » : pouvoir financer Wikileaks si ça vous chante, par exemple. En fait de liberté, j’avais repris la mienne et j’avais du temps. On ne comprend Bitcoin ni en 15 minutes ni en 15 jours. J’ai passé des semaines à lire, accroché à Wikipedia presque à chaque mot nouveau pour moi. Outre un agencement vraiment génial de diverses technologies (et pas seulement la « blockchain** » dont l’éloge a servi de contre-feu pendant des années) Bitcoin a une architecture très subtile, notamment au regard de la théorie des jeux. Des choses qui paraissent d’abord anodines, arbitraires ou critiquables se révèlent soudain puissamment stratégiques. Le protocole décentralisé c’est aussi un ordre très particulier : un ordre sans autorité.

Jacques Favier

Historien de formation, je vois bien qu’une grosse partie de ce qu’on nous dit sur la monnaie est faite de blagues. Le système actuel n’est ni profond ni sage, c’est un bricolage né de la faillite frauduleuse américaine du 15 août 1971. L’un des charmes, quand on réfléchit sur Bitcoin c’est qu’on réfléchit aussi sur l’euro. Ce qu’on ne fait jamais sinon.  Et pour cela il est enrichissant de procéder de façon kaléidoscopique. Au « Cercle du Coin » il y a donc des informaticiens, des matheux, des juristes, des économistes, des hauts-fonctionnaires, des libéraux ou libertariens mais aussi des anars barbus, des entrepreneurs, des riches et des beaucoup moins riches !  Cette mixité intellectuelle est un lointain héritage de la rue d’Ulm !

Quelle est la différence entre le bitcoin et les autres cryptomonnaies ?

Excellente question ! Les détracteurs enfilent toujours cette perle : Bitcoin ne serait que « l’une des 2000 cryptomonnaies ». Et alors ? Dirait-on du dollar qu’il n’est que l’une des 150 monnaies nationales ? Ou de l’or qu’il n’est que l’un des métaux ?

D’abord Bitcoin est historiquement la première, le modèle. Les autres sont soit des copies (plus ou moins utiles, car la force d’une monnaie commune dépend évidemment de la taille de sa communauté) soit des contre-propositions. Ainsi Ethereum, la principale alternative, offre des possibilités accrues de programmation, parfois au détriment de la sécurité. Des blockchains** de 3ème génération offrent d’autres avantages : ainsi Tezos (issue de la recherche française) permet la vérification mathématique de ce que l’on y programme. Mais on ne peut pas avoir toutes les qualités : aucune n’égale Bitcoin quant à la sécurité des opérations ni à la pérennité de son registre. 

Même si le terme peut faire sourire, on pourrait dire aussi que Bitcoin est la seule à avoir connu une immaculée conception. Tous les bitcoins existants sont sortis de l’algorithme, au rythme prévu, sans échange marchand préalable. Alors que la quasi-totalité des autres cryptomonnaies ont été proposées sur un modèle du type envoyez-moi un bitcoin, vous aurez tant de jetons que je viens de fabriquer. Parfois sans vous dire combien le créateur en garde pour lui, ou en fabriquera ensuite. C’est pourquoi nous avons parlé de monnaie acéphale. Il n’y a pas de boss !

Bitcoin est une aventure prométhéenne : il n’a pas vocation à garder seul le secret d’une monnaie libérée des tutelles historiques. Bien au contraire, il annonce un nouveau monde d’échanges (et donc d’instruments de paiement) dans l’espace numérique. D’où la sottise des questions sur l’achat du croissant en bitcoin. Dans ce monde nouveau, il sera la monnaie de réserve, car la moins volatile du fait d’un marché plus liquide, mais aussi l’étalon. Ce qui fait dire qu’il est le nouvel or numérique.

La cryptomonnaie menace t’elle la souveraineté́ monétaire des États ou d’autres intérêts ?

La souveraineté monétaire des États, à l’ère des banques centrales indépendantes et de la toute-puissance des marchés financiers est un mythe, et pas seulement vu de Grèce. La hausse du Bitcoin c’est aussi celle de la fièvre d’un système qui ne s’est pas réformé depuis 2008 et ne fonctionne pratiquement qu’au bénéfice des acteurs financiers. Les tombereaux de monnaie créés depuis douze ans sans aucun rapport avec les performances des économies nationales vont gonfler essentiellement des bulles financières, immobilières… et crypto ! Certains pensent que le Covid sonne le glas de ce système, voyez le débat sur la dette !

Marginalement, j’admets que Bitcoin nargue les États, leur fisc et leur police. On peut organiser une cagnotte non-censurable ou bien faire des transactions entre amis sans être l’objet d’une surveillance qui laisse tranquilles les gros bonnets mais scrute maintenant les français sur Facebook ou Le Bon Coin. En revanche, pour les besoins de la grande délinquance financière comme du crime, Bitcoin est infiniment moins utile que le système bancaire. Les gendarmes, qui connaissent bien la techno, savent retrouver les crypto-criminels. Ce n’est pas ça « le » problème, même si ça sert d’argument polémique.

En revanche l’apparition de Bitcoin témoigne de l’émergence d’une nouvelle souveraineté. On vous dit : « seul un souverain crée une monnaie, donc ce n’est pas une monnaie ». Moi je conclus « donc ce réseau est un souverain ». Pas en France ou sur la terre ferme, mais dans l’océan numérique. Dans cet espace nouveau, et hormis les États-Unis ou la Chine, les États ont pratiquement perdu leur souveraineté en accumulant l’arrogance, les retards, le manque de vision stratégique, le goût maniaque de la régulation. Je regarde cela par le prisme des infrastructures : voyez nos routes et nos ponts, nos voies ferrées, notre poste, tout cela rongée à la fois par des privatisations prédatrices et par une négligence parfois mortelle. En regard voyez les GAFAM, maîtres de leurs réseaux privés et de leurs milliards de clients. Et voyez Bitcoin, protocole dont la blockchain est entretenue par sa propre communauté, sans que nul ne puisse se l’approprier ou la dominer, richesse forgée pour les besoins de cette communauté. 


Définitions utiles

*Bitcoin désigne d’abord un protocole d’échange décentralisé, ensuite le réseau sur lequel s’opèrent ces échanges. Enfin il désigne l’unité de compte de ce réseau et le « jeton numérique » qui y est échangé, comme un euro l’est entre les réseaux bancaires.

**La Blockchain désigne le registre décentralisé où sont retranscrites toutes les opérations du réseau. Elles n’y sont pas validées individuellement mais par paquets toutes les 10 minutes, chaque « bloc » lié par une chaine cryptographique au bloc précédent